Éclairages sur le film

Le fait d’avoir autant de personnages n’a-t-il pas ajouté une complexité au tournage ?

La question revient à se demander comment filmer un groupe, dans la durée. Pour moi cela a été une expérience et un apprentissage… puisque je tournais seul au fur et à mesure que j’affinais mon intention documentaire. L’erreur aurait été de vouloir filmer absolument tout le monde. J’ai très vite fait le choix de m’attacher non pas aux personnages mais aux paroles. Je filmais d’abord « à l’oreille » pour sélectionner une situation qui me semblait intéressante.

Bien entendu le risque pouvait être de retrouver en face de cette parole souvent les mêmes personnages : les moins timides, les plus à l’aise pour s’exprimer, les plus dominants… Mais je savais qu’avec la durée j’allais pouvoir saisir toutes les occasions où chacun s’exprime car le temps et l’immersion aident à faire oublier la caméra ; et puis le fonctionnement du groupe Fil-Hémon reposait beaucoup sur les tours de table, favorisant l’expression de tous quel que soit le sujet. Face à la quantité imposante de rushes, la phase de montage allait prendre une place importante afin de doser la présence des personnages et redistribuer la parole à l’écran.

Une partie du film repose sur des réunions de groupe. Comment avez-vous réussi à échapper aux difficultés des tournages en groupe ?

Le mot réunion vient troubler les sens et peux effrayer nos lecteurs ! Combien de fois j’ai ai-je entendu : « Filmer une réunion ? C’est barbant ! »… Il faut donc revoir le contexte : lorsque je me décide à filmer je n’ai même pas conscience que j’ai à faire à des « réunions ». Je suis happé par la parole, par l’intelligence de celle-ci qui circule librement et qui participe à l’élaboration d’un projet commun.

Quant au choix des thématiques à filmer, c’est très subjectif. C’est là où rentre en jeu l’intention documentaire ! Que mettre en avant ? Quelles situations peuvent servir les objectifs narratifs ? Quand les intentions sont bien définies, les sujets sont plus facilement identifiables et les séquences moins dures à appréhender. Ainsi, jeplaçais ma caméra en conséquence même si l’inattendu pouvait surgir et me laisser « en plan ».Au final c’est davantage l’intuition et l’anticipation qui ont pris le dessus.

Le fait d’être à l’image et au son ne vous a-t-il pas de facto imposé une manière de filmer ?

Le fait de tourner seul a été guidé par mon désir d’immersion et aussi pourl’aspect économiqu.Ne sachant pas jusqu’où le tournage me mènerai, je ne pouvais mobiliser une équipe deux fois par semaine, tard le soir, pendant de nombreux mois. J’ai donc choisi d’être à l’image mais surtout sans négliger le son.En plus du micro caméra directionnel, j’ai souvent ajouté deux enregistreurs à large spectre aux extrémités de la pièce où les échanges se tenaient. Cela me faisait trois sources sonores pour être certains de capter les interactions hors champ. Mais comment se placer avec la caméra ? Pour capter la parole, il fallait par contre réfléchir au cadrage.

Partant du principe que je serai peu mobile ou toujours en retard par rapport à la personne qui prend la parole, je me positionnais là où je pouvais filmer le plus grand nombre de protagonistes d’un coup. Mon choix était souvent de faire des plans serrés pour que le spectateur se retrouve quasi en face à face, de manière propice à capter toute son attention. Cela me permettait d’obtenir des détails dans les expressions de visages, comme un complément d’information… De manière générale, ce cadre resserré me permettait de jouer sur l’aspect à huis-clos de ces réunions-ateliers

Comment sortir du huis-clos conditionné par l’immersion de groupe ?

Le huis-clos est un parti pris palpitant mais très exigent pour le réalisateur comme pour le spectateur. Dès le départ, je me suis dit qu’il fallait offrir à l’écran des momentsde respiration visuelle et sonore pour que le spectateur s’approprie plus facilement l’intensité de certaines discussions et la tension de certaines séquences. Je me suis alors tourné vers le terrain où devait se dérouler la construction du bâtiment. Montré à différents stades, différentes saisons, il vient ponctuer le récit et informer sur la temporalité des échéances. Toujours sur ce terrain, des visites ont été faites à quelques reprises permettant l’émergence de paroles nouvelles. Des échanges qui mettent en perspective la concrétisation d’idées ou de concepts. C’est aussi là que les questions trouvent soudain un écho visuel. D’autres extérieurs ont été filmés comme l’espace urbain où évoluent quelques-uns des protagonistes. Cela permet aussi de rappeler que le récit est ancré dans la ville et que l’aménagement urbain est justement questionné.

Était-ce difficile d’être à la fois réalisateur et participant aux réunions en tant que futur habitant ?

Au départ la question ne s’est pas vraiment posée ; même si oui, je me sentais dans un étrange entre-deux surtout à l’approche de sujets qui touchent à l’intime, à son pré carré. Il m’a fallu apprendre à me taire et faire la part des choses. Lorsque mon intention documentaire s’est affinée, j’ai dû statuer sur ma place à l’écran. Une clarification nécessaire pour moi et pour le groupe qui ne savait pas vraiment quel rôle je jouais ! Rapidement, j’ai fait le choix de rester extérieur aux prises de parole et de ne pas interférer dans les échanges… donc de rester silencieux et de ne pas apparaître. Ce choix a été possible grâce à Charlotte, ma femme, qui devenait garante et référente de notre foyer dans les débats ; on faisait d’ailleurs souvent le point tous les deux en amont d’une étape pour s’accorder et ne pas ralentir une décision de groupe.

Après toutes ces années de tournage, comment le choix final des séquences s’est opéré ?

Les heures de rushes sont considérables effectivement ; non seulement parce que j’ai filmé chaque instant pendant toutes ces années mais aussi parce que j’avais l’idée d’abord de faire une série documentaire. Je ne ratais pas une miette des nombreuses péripéties, des nombreux rebondissements, avancées ou reculs du projet. J’ai même souhaité élargir les tournages en allant chez certains participants pour recueillir une parole plus intime, en dehors du groupe. Et puisque la série n’a pas pu être produite et j’ai rapidement su qu’il fallait faire un premier tri afin de resserrer les angles de traitement, afin de faire récit pour un documentaire unitaire.

Le dérushage m’a pris environ trois mois. J’ai d’abord sélectionné des thèmes qui servaient le mieux mon intention. Ensuite, il a fallu travailler sur l’émergence d’éventuels séquences permettant de relater des étapes importantes et ne pas perdre leur chronologie. Puis la dernière ligne droite avec le monteur a été fondamentale. Dans un long processus, nous avons engagé l’assemblage des images dans un bout à bout de séquences en cherchant à faire récit dans une durée raisonnable pour ne pas perdre d’intensité et de rythme.

Heureusement le montage s’est fait de façon échelonnée. Au-delà de l’aspect technique du montage, la présence de Jean-Marie Le Rest a été très précieuse. Il m’a permis de mettre de côté l’affect développé en tant que futur habitant, et de prendre le recul nécessaire pour relater un récit documentaire. L’émotion que j’ai ressentie pendant près de six années sur ce projet d’habitat a pu être déployé grâce à un dispositif de « la buanderie » permettant les ellipses.Ainsi il a été possible de raconter cette longue histoire sans perdre les objectifs narratifs fixés.

La durée du film proposé à nos partenaires télévisuels dépassait de 20 minutes celle demandée. Au final, ils ont accepté cette version de 72 minutes. Mais il est vrai que ce fut un petit challenge et que la souplesse offerte par le diffuseur au dernier moment nous a bien aidé.